Explorer les systèmes socio-écologiques nocturnes par les paysages sonores : une expérience d’interdisciplinarité et de participation à La Réunion

Écologie & environnement Sciences humaines & sociales

Face aux changements environnementaux globaux, interdisciplinarité et recherche participative contribuent à la redéfinition des formes d’expertise et de méthode scientifiques dans un contexte de transition socio-écologique. De nombreuses unités de recherche CNRS s'en saisissent, parmi lesquelles le laboratoire de Géographie de l'environnement1 (GEODE) à Toulouse.

GEODE
Paysage nocturne de La Plaine des Palmistes, l'un des deux quartiers dans lesquels les ateliers interdisciplinaires et participatifs du programme Outrenoir, financé par la MITI du CNRS, ont été déployés en novembre 2022.

© Samuel Challéat / GÉODE / Observatoire de l'environnement nocturne

Requalifiée en pollution lumineuse, la lumière artificielle nocturne participe de ces changements environnementaux. S’ils sont désormais bien établis dans les domaines de l’écologie, de la santé ou encore de la métrologie et de la modélisation, les travaux qui touchent à cette pollution ont jusqu’ici moins abordé les dimensions sociales. Ainsi, les études sur les rapports des populations à l’espace-temps nocturne sont rares. Elles restent circonscrites, d’une part, aux espaces urbains des grandes métropoles du Nord et, d’autre part, à l’acceptation des réponses techniques actuellement prescrites par des sphères d’action descendantes : celle de l’éclairagisme et celle de la conservation.

Leur objectif est de contenir les externalités négatives de la lumière artificielle nocturne, notamment des points de vue énergétique et écologique. De la sorte, ces travaux s’inscrivent dans un référentiel marqué par la prépondérance des caractères physiques et métrologiques de l’éclairage artificiel (types de sources lumineuses, intensités, spectres et températures de couleurs, horaires d’allumage et d’extinction). Ils n’opèrent pas de rupture — qu’elle soit d’ordre épistémologique ou méthodologique — avec ceux qui ont défini la doctrine de « l’éclairer juste »2 , fondée sur une approche du couple lumière/obscurité au regard de leurs coûts et bénéfices réciproques3 .

Pour se démarquer de ces approches reliant directement la qualité environnementale des espaces-temps nocturnes aux seuls attributs de la lumière artificielle qui s’y trouve projetée, l’équipe du programme Outrenoir4 a donc pris le parti de chercher ailleurs que sous les lampadaires une nouvelle manière de caractériser les systèmes socio-écologiques nocturnes. Dans cette démarche, nous avons fait le pari d’un décentrement du regard : ce n’est plus la lumière artificielle mais le paysage sonore qui devient notre point d’entrée dans le débat sur les enjeux de préservation de « l’environnement nocturne »5 .

Ce dernier est ici interprété dans une perspective mésologique qui dépasse la seule tension entre lumière artificielle et obscurité naturelle. L’environnement nocturne n’est plus alors un universel appréhendé par les seules données issues de la métrologie biophysique mais un monde ambiant, une matrice multisensorielle tissée par les relations qu’entretiennent les individus à leur milieu. L’acoustique constituant un médium technique permettant de travailler sur ces relations, nous l’avons mobilisée dans le cadre d’ateliers participatifs réunissant habitants, chercheurs et agents du Parc national de La Réunion.

GEODE
Le premier temps de l'atelier. Après avoir présenté la démarche de recherche-action et le matériel d’enregistrement qui sera installé chez les habitants le soir-même, nous travaillons avec eux pour localiser leur habitation et commencer à comprendre le type de milieu dans lequel chacun se situe.

© Samuel Challéat / GÉODE / Observatoire de l'environnement nocturne

L’interdisciplinarité comme condition d’exploration des paysages sonores


Les travaux menés sur les paysages nocturnes ont jusqu’ici peu intégré la composante sonore. Elle permet peut-être, plus que toute autre, d’opérer la jonction entre représentations (le paysage sonore comme construit issu de la combinaison entre le vécu et l’expérience sensible) et données observées (le paysage sonore tel qu’analysé et décomposé par les concepts, méthodes et outils de la soundscape ecology). En d’autres termes, l’une de nos hypothèses est que le paysage sonore peut constituer un objet-passerelle pertinent pour une approche de l’environnement nocturne suivant le cadre d’analyse des systèmes socio-écologiques, lieu de rencontre entre sciences humaines et sociales et sciences de la nature.

Reflet de cette « volontaire nécessité » interdisciplinaire, l’équipe du programme Outrenoir a été composée sur la base d’affinités électives découvertes au fil de différents programmes de recherche et renforcées au sein d’une démarche collective de long terme, l’Observatoire de l’environnement nocturne6 . Quatre des dix instituts du CNRS — l’Institut des sciences humaines et sociales, l’Institut écologie et environnement, l’Institut des sciences de l'information et de leurs interactions et l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules — sont ainsi représentés au sein d’une équipe qui, dans une même attention aux paysages sonores nocturnes, unit la géographie de l’environnement, l’écologie de la conservation, l’intelligence artificielle et l’astrophysique7 .

  • 1Tutelles : CNRS, UT2J
  • 2« Éclairer juste » est le référentiel d’action qui s’est progressivement imposé, depuis 2009, aux parties prenantes de l’éclairage public sous couvert de « transition énergétique pour la croissance verte ».
  • 3Voir : Challéat S.*, Lapostolle D.*, Milian J., Bénos R., Barré K., Farrugia N., Renaud M., Maisonobe M., Morvan S., Ronzani C., Foglar H., Loose D. (accepté, à paraître), Construire et travailler un objet de recherche en interdisciplinarité : l’exemple de l’environnement nocturne à La Réunion, Tracés, numéro thématique coordonné par Pecqueux A., Poupin P., Vuillerod J.-B., « Les sciences humaines et sociales face aux sciences de la nature : quelle interdisciplinarité ? » *Contributions équivalentes.
  • 4« Participation des populations habitantes à la caractérisation des socio-écosystèmes nocturnes des territoires réunionnais », projet de recherche lauréat de l’appel à projets 2022 de la Mission pour les Initiatives Transverses et Interdisciplinaires (MITI) du CNRS, action Sciences participatives en situation d’interdisciplinarité. https://miti.cnrs.fr/appel-a-projets/sciences-participatives-en-situation-dinterdisciplinarite/
  • 5Challéat, S. (2018). Le socioécosystème environnement nocturne: un objet de recherche interdisciplinaire. Natures Sciences Sociétés, 26(3), 257-269.
  • 6L’Observatoire de l’environnement nocturne succède au Collectif Renoir (Ressources environnementales nocturnes et territoires) et poursuit le travail collaboratif engagé depuis 2013 par ce groupe pluridisciplinaire de chercheurs, chercheuses et praticiens autour de la thématique de la préservation et de la valorisation de l’environnement nocturne. Originellement positionné en sciences sociales, ce collectif de recherche a progressivement accru ses échanges avec d’autres communautés scientifiques, lui permettant ainsi de développer des travaux radicalement interdisciplinaires, à l’interface entre environnements et sociétés. Dispositif collaboratif dédié à la production de connaissances scientifiques sur l'environnement nocturne, l'Observatoire intervient également en appui aux démarches territoriales de préservation et de valorisation de l'obscurité. C’est dans ce cadre qu’un partenariat est actuellement en cours de contractualisation entre le CNRS et le Parc national de La Réunion.
  • 7L’équipe de recherche est composée de : Samuel Challéat (porteur), Rémi Bénos, Sylvain Morvan, tous trois membres du laboratoire Géographie de l'Environnement (GEODE, UMR5602 CNRS / Université Toulouse Jean Jaurès) ; Johan Milian, Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces (LADYSS, UMR7533, CNRS / Université Paris Nanterre / Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Université Paris Cité) ; Kévin Barré, Centre d'Écologie et des Sciences de la Conservation (CESCO, UMR7204, CNRS / MNHN / Sorbonne Université) ; Nicolas Farrugia, Laboratoire des sciences et techniques de l'information, de la communication et la connaissance (Lab-STICC, UMR6285, IMT Atlantique / ENSTA Bretagne / Université de Bretagne Occidentale / Université Bretagne Sud / École nationale d’ingénieurs de Brest) ; Matthieu Renaud, Laboratoire univers et particules de Montpellier (LUPM, UMR5299, CNRS / Université de Montpellier).

Contact

Samuel Challéat
Chercheur CNRS au laboratoire Géographie de l'environnement (GEODE - CNRS, UT2J)